Michel Ansay

Agriculture tropicale et exploitations familiales d’Afrique, Hugues Dupriez – Terres et Vie, Nivelles.

J’ai sur ma table un des 4 ou 5 gros livres consacrés par H. Dupriez à l’agriculture tropicale. Elle est ici envisagée dans ses rapports avec la famille africaine. Près de 500 pages, richement illustrées, et on ne s’ennuie jamais même si l’on n’est pas agronome.

L’étymologie du mot «agronome» renvoie bien certainement au champ mais aussi (nomos, nómos) à la loi, à la règle. Nous ne sommes pas ici face à un ensemble de règles, à un compendium pour «réussir» (maximiser) une récolte. En premier lieu du point de vue économique tout en réduisant au maximum l’outil et le savoir humains devenus un facteur négatif, dommageable, de production. Au contraire, pourrait-on dire, le livre se lit comme un roman en faisant intervenir une foule d’acteurs, la terre, la biodiversité et la plante elle-même, les hommes et les femmes, les animaux, le village, …

Loin d’en faire  le résumé, parcourons-le à partir de sa table des matières et voyons surgir les acteurs, leurs collaborateurs (terres, eau, climat, …), leurs besoins (en eau, en aliments, …), leur reproduction (semences, greffes, …), leurs concurrents  (parasites, vecteurs divers de maladies, …), leur place dans un «système», leurs relations, … De quoi faire d’une saison culturale, une pièce de théâtre.

Mais on peut aussi voir le livre à partir de la sociologie, des rapports entre tous ces acteurs. Et en s’inspirant de l’intersectionnalité, une discipline à la mode qui étudie la complexité des relations. Il me semble que cette discipline peut interroger l’agriculture moderne en ce sens que celle-ci est négation de la complexité, de la fécondité des relations terres (terroirs), humains, animaux, … Pour Hugues Dupriez, l’agriculture africaine est la mise en pratiques de ces relations, c’est un savoir-être, un savoir faire pour en tirer le meilleur parti au profit d’une communauté. L’agriculture industrielle ignore les éléments divers et variés qui n’ont pas trait à son objectif de production maximale. Il en est ainsi de la biodiversité naturelle, familiale, culturelle, … Il vaut mieux les ignorer, se convertir à une seule foi, parler d’une seule voix, celle d’une technologie triomphante, globale, écrasante des terres et des hommes.

La manière de ce livre est celle-ci : prendre les gens par la main, ajouter quelque chose à leur soif de connaissance, qui réussisse la gageure de concilier culture(s) locale(s) et meilleures connaissances issues de la science moderne. Si l’on parcourt à grandes enjambées la table des matières, on apercevra le fil de la démarche. Mais il ne faut pas en faire un résumé sans âme. Il faut plutôt aller de page en page, s’arrêter avec l’auteur pour regarder un paysage, évoquer une tradition, souligner un risque, embrasser un vaste tableau.

Le livre s’ouvre par une visite : aux champs, aux histoires (différentes, qu’elles soient de région sèche soudano-sahélienne ou de région forestière humide), aux méthodes de culture (multi-étagée, en culture pure, modernisée).

Comment est structuré ce livre? 480 pages A4 ; 42 chapitres ; 13 parties… C’est plein de photos (1100). Parfois un peu petites mais une présentation digitale est prête. Mais plus que les photos, oserais-je dire, les schémas dessinés de la main de l’auteur. Quelle patience pour dessiner, à la plume sans doute, les racines échevelées ! Souvent, le schéma est accolé à une photo et une étiquette bleue fait le lien entre le schéma et la photo. L’auteur est aussi amoureux des grandes doubles planches explicatives, très colorées, qui font s’emboîter les idées, se relier les thématiques.

 

Le milieu de vie : celui du vivant et du non-vivant. De quoi les plantes ont-elles besoin ? De quoi la famille a-t-elle besoin ?

Qu’est-ce qu’un  terroir? Un relief, comment le représenter (cartes) ?

Quelques terroirs : chez les Bashi de RDC, dans les villages de savane en Afrique de l’Ouest.
Et le foncier? Des conceptions différentes (de la propriété, de l’usage). Comment évolue-t-il ? Vers la paix ou les conflits ? En particulier, ceux de la gestion des passages, des divagations des troupeaux. Il y a des règles certes, mais sont-elles appliquées ? Les barrières d’épines, mais sont-elles suffisantes, en voie de disparition ? Agriculture et élevage sont cependant associés, voire souvent complémentaires ! Un exemple  ? Les troupeaux rentrent le soir dans les enclos qui seront les champs de demain !

Dans ce grand vivant qu’est un village, chacun, chaque vivant a sa place, utile, respectée, parfois contestée. Ainsi en est-il des arbres. Leur rôle dans l’écologie des terroirs, dans l’économie familiale, singulièrement pour les femmes. Les pratiques destructrices (de l’agriculture moderne) obligent les femmes à aller de plus en plus loin chercher le bois de chauffe. Le rôle économique des arbres (alimentation, fourrage, artisanat, médecine, …) aussi bien qu’écologique est important. Ainsi, ils brisent l’énergie des pluies et des vents, limitant l’érosion. Parfois, par l’ombre portée, par le gîte donné à des espèces nuisibles, ils peuvent présenter des désavantages réels.                                                                                           

En fait, le reste du livre va développer ces points. Il serait trop difficile et trop long d’en faire le recensement. Mais prenons un exemple.

Le sol. «La vie du sol est fragile». La latérisation pourrait faire l’objet d’exposés techniques du plus haut intérêt scientifique. Celui-ci n’est pas nié6 par l’auteur mais son point de vue est autre : «la latérisation se passe sous nos yeux». Le lecteur est impliqué dans ce drame qui menace les terres africaines. Mais un peu d’espoir cependant : «certaines carapaces latéritiques récentes sont récupérables». Le mot «carapace» n’est-il pas chargé symboliquement ?                                                                                  

Je remarque encore les racines, de «vraies centrales d’approvisionnement». Pour moi, les racines, c’est ce qui ne se voit pas mais c’est pourtant d’une immense diversité : «la morphologie des racines est caractéristique de chaque espèce !». Elles ont aussi leur dynamique personnelle, cherchant leur bien, si j’ose dire. Elles travaillent le sol, le fabriquent, le divisent, le transforment. Ce qu’elles aiment, je présume, ce sont les jachères, périodes pendant lesquelles on leur donne le temps de se reposer, de fabriquer du sol. Combien d’années ? 10 ans selon la meilleure coutume mais, avec l’accroissement démographique, les temps de jachère sont de plus en plus réduits !

L’eau. Un grand chapitre. Ses mouvements. Elle apparaît, disparaît, s’infiltre, s’évapore, érode, ruisselle. On peut irriguer, drainer et les pratiques sont diverses. Tenir compte des changements que l’on constate aujourd’hui dans le cours des saisons.

Le vivant. Il vit, fait vivre: ce qu’on appelle la chaîne alimentaire où la nourriture des uns est la nourriture des autres et vice versa. Un peuple de vivants. Comment lutter ? Les plantes se soumettent à la dure loi de la lutte pour la vie. Et ce ne sont pas les maladies, les parasites, visibles, invisibles, ce qu’on appelle les mauvaises herbes, qui manquent…

Il faut envisager la vie économique de la ferme comme un tout : facteurs de production ; productions elles-mêmes ; consommations ; auto-consommation ; dépenses de production, dépenses sociales ; commercialisations. De l’auto-suffisance certes mais pas de l’autarcie, une économie ouverte, notamment aux idées, aux rencontres. Mais c’est sous l’arbre que se prennent les décisions communautaires.

La préoccupation alimentaire ne manque pas. On ne cultive pas du soja pour le donner aux animaux de boucherie ! On veut  essentiellement nourrir les hommes ! Mais pour cela, il faut  faire quelques comptes. Quels rendements ? Comment mesurer (longueur, surface, poids, volume) ? Comment les calculer ? Pour quelle valeur alimentaire ?   

On ne referme pas ce livre, on le garde sous la main, comme un compagnon, coloré et plein de surprises, de chatoiements divers, … un remède face à l’aplatissement de nos horizons. 

Il faut continuer à réfléchir à la place de l’agriculture familiale dans nos sociétés.