27 Mai Thierry Carton
Cher Hugues,
Tout a commencé en 1992 à Katana au Sud-Kivu en RD Congo (ex Zaïre), avec le séminaire d’échanges des savoirs entre paysans, techniciens et ingénieurs agronomes dont tu assurais l’animation avec l’équipe de l’ONG Adi-Kivu (Cliquez ici pour visionner le documentaire).
A ce moment, j’avais décidé de prendre une sorte d’année sabbatique à la découverte d’une autre culture. J’avais emmené une caméra pour réaliser quelques petits documentaires sur la vie qui m’entourait. Tu m’as proposé de réaliser un reportage sur ce séminaire dont Adi-Kivu s’appropriait la méthode. Je venais juste d’apprendre les bases de la réalisation audio-visuelle, de manière autodidacte. C’est là que j’ai fait la connaissance de Sylvain Mapatano, aujourd’hui responsable de l’association Diobass au Kivu.
Ce qui était impressionnant, c’était la découverte d’une pédagogie active de formation aux savoirs en totale cohérence concrète entre les valeurs humanistes qui affirment que toute personne a des connaissances, une capacité à comprendre, une intelligence, pour résoudre ses propres problèmes, dans l’échange, la dignité et non dans la dépendance de ceux qui seraient supérieurs du fait de leur diplôme. Je découvrais la recherche action de co-construction et d’appropriation des savoirs.
Tu rappelais l’importance du concret qui s’illustrait par les fameuses maquettes pour « avoir l’objet dont on parle sous les yeux ! ». Ce qui voulait aussi dire, tenir compte des réalités locales.
De retour en Belgique, tu proposas à Enda Pronat (1) au Sénégal de m’engager pour la réalisation du documentaire « Et si on écoutait la terre ? ». Celui-ci développerait les principes généraux de la démarche Diobass à l’occasion d’un séminaire qui allait se dérouler pendant plusieurs semaines avec un grand nombre de participants dans trois régions du pays.
Je me rappelle les 2 premiers jours où les ingénieurs, les techniciens agronomes, les animateurs et autres chercheurs universitaires ont été plongés dans un désarroi profond suite à l’idée qu’ils n’étaient pas venus pour enseigner mais pour partager, dans le sens de donner et… recevoir ! Ambiance particulière que ces jours-là où il leur avait été dit qu’ils auraient plutôt intérêt à écouter les paysans !
Moment déstabilisant que j’ai observé à l’université où j’enlevais les tables pour former un cercle afin de représenter symboliquement mon appartenance au groupe avec pour seule différence, le rôle et les fonctions de l’animateur qui invite au partage des savoirs.
Un autre moment fort avait été ce matin où le petit groupe avait à traiter le problème de l’érosion éolienne. Arrivé sur le champ d’un paysan, un ingénieur conseilla immédiatement de planter des arbres dont aucun agriculteur ne connaissait l’existence, et cela, sans écouter au préalable les savoirs et les propositions paysannes ! Oups, il n’avait pas compris à la démarche.
A nouveau grâce à toi, en 1996, je me suis retrouvé à Koumbri, un petit village au nord-ouest du Burkina Faso. A Baisy-Thy, tu avais écouté mon souhait de vivre une expérience de réalisation participative, cette fois en associant complètement à la réalisation une organisation locale afin de vérifier l’intérêt de ce média pour l’éducation par l’image.
Ayant assuré que je prenais tous les frais à ma charge, la réponse fut immédiate : Pas de problème, il y a prochainement un séminaire au Burkina Faso que je vais animer, je peux t’y introduire ! Le thème de cette année est la problématique de la mère et de l’enfant.
Un après-midi de restitution en plénière d’un des problèmes vécus par les femmes, jeunes et moins jeunes : la recherche de bois de chauffe avec les conséquences environnementales, surtout les problèmes de santé que cette activité pose au quotidien. Une femme, petite de taille, avait apporté un fagot de bois. Un jeune animateur du village est intervenu pour dire que cela n’était pas un problème pour les femmes de porter cette charge sur des kilomètres et puis, elles l’ont toujours fait !
Hugues l’interrompit immédiatement et lui demanda de soulever le fagot puisque cela ne représentait pas un problème. Le fagot ne décolla pas de 3 cm.
Avoir l’objet dont on parle sous les yeux…
C’est ainsi que j’ai vécu trois semaines passionnantes avec l’équipe locale, seul Nassara du village à réaliser une série d’histoires courtes rassemblées sur le titre « Vies de femme ».
Moderniser sans détruire.
Les séminaires Démarche Diobass m’ont permis une plus grande clairvoyance sur les enjeux de la formation humaine.
Ces situations m’ont beaucoup aidé lors des formations dites de développement personnel que j’ai données au CUEEP (aujourd’hui, Département des Formations en compétences relationnelles, transversales et humaines à l’Université de Lille (2) ). La valeur fondamentale sur laquelle reposent toutes ces formations est l’humanisme pour lequel la Personne est au centre de toutes choses, bien avant les savoirs, les richesses matérielles, le statut social ou professionnel, etc.
Moderniser sans exclure.
Plus tard, j’ai participé avec l’Université de Lille, à la réalisation, prise de vues et montage d’une série de documents d’expression médiatisée au sens de médiation de la parole entre groupes qui se rencontrent rarement alors qu’ils font partie d’un même ensemble d’activité, et cela, selon la méthode initiée par Bertrand Schwartz (3): Moderniser sans exclure (4) , la parole des personnes rarement écoutées. J’y ai retrouvé des principes de la méthode Diobass, la recherche en petits groupes, le partage en plénière, le débat pour enrichir la pensée.
Un jour, le directeur de la Maison des familles, une association d’aide aux personnes en difficultés à Tournai, m’a sollicité pour former un ou deux bénévoles au reportage vidéo. J’ai proposé une autre idée : créer une activité de réalisation participative avec une petite équipe de bénéficiaires de l’aide accordée par l’association. Avec l’appui de deux journalistes de No Télé, 5 documentaires ont été réalisés sur des thèmes choisis par le
groupe.
L’idée était de permettre à des personnes exclues de l’expression citoyenne, peu présentes à l’image, de réaliser de bout en bout la réalisation de reportages, et ainsi se faire reconnaître comme faisant partie à part entière de la Société grâce aux diffusions sur le réseau des télévisions locales de la Région Wallonne.
Les centres de productions audiovisuelles 3TAMIS et CAVKalemie que j’ai initiés à Bukavu et à Kalemie en RDC participent d’un même principe Diobass : être avec les gens. Raison pour laquelle le festival du cinéma devait obligatoirement se dérouler dans les quartiers populaires et les villages.
Et puis, grâce à toi, j’ai eu le plaisir de faire la connaissance de Michelle, une autre source d’inspirations et, avoir été invité à Baisy-Thy, à la rue Delvaux et à l’Horloge du Sud pour des soirées de rencontre avec des personnes de qualité, qui ont toujours été des moments privilégiés parce que occasions d’élargir mes perceptions sur le Monde.
Aujourd’hui dans ce que j’appelle ma dernière ligne de vie, je me souviens de tes passions, de ton franc-parler de tes convictions exprimées avec force. Il m’appartient de laisser de côté les positions qui me paraissent trop tranchées, excessives, pour n’en retenir que celles qui me conviennent.
Voilà ces quelques mots pour me souvenir de l’accueil que tu m’as réservé, surtout de l’influence que tu as eue sur moi.
Thierry Carton
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1 Enda Pronat a édité un document en 2016 avec le même titre « Et si on écoutait la terre pour une agriculture paysanne durable »
2 Formations aux Pratiques Relationnellesde l’Université de Lille : https://formationpro.univ-lille.fr/fpr
3 Bertrand Schwartz sur Wikipédia
4 L’association Moderniser sans Exclure : http://www.msesud.fr/home/les-valeurs/