« Poussière aux pieds vaut mieux que poussière au derrière » – Hugues Dupriez

Itinéraire de traverse d’un pionnier de l’agroécologie

Hiver comme été, Hugues Dupriez portait de bonnes chaussures, grosses semelles, lacets bien serrés, ou des sandales de missionnaire capucin. Pas uniquement par souci du confort ou manque de coquetterie mais parce que ses pieds étaient aussi un instrument de travail : toujours, il lui fallait marcher, arpenter et observer le terrain, fouler la terre, se pencher sur les plantes qui poussent, démontrer « qu’il n’y a pas de mauvaise herbe, c’est là une invention de citadin. Toutes les plantes ont leur utilité… ».

C’est pour cela qu’en Afrique ou ailleurs, il était fatigant de le suivre. Il s’engageait dans des sentiers de traverse, des routes improbables, et s’arrêtait à tout bout de champ pour regarder le paysage – « le lire », disait-il – et le commenter comme un livre ouvert. Alors que ses compagnons piaffaient, impatients de poursuivre la route ou d’enfin s’asseoir, certains craignant pour leurs chaussures de cuir soudain couvertes de boue, Hugues donnait le tempo : il fallait se pencher, regarder de près, écouter ses commentaires, poétiques ou scientifiques, faire des photos afin d’alimenter d’immenses stocks de diapositives.

Le terrain d’abord ! Voilà pourquoi il dérangeait : malheur à celles et ceux qui auraient préféré rester au bureau, s’abriter dans une ombre reposante ou méditer devant des dossiers ou des chiffres…

Pour cet agronome du dehors, l’observation était primordiale, le contact avec le terroir – mieux, avec la terre nourricière et vivante – et avec celles et ceux qui en vivent, étaient son inspiration. Il sortait des sentiers battus et des certitudes académiques et occidentales ; il fonçait jusqu’au fond des bananeraies pour examiner de mystérieuses maladies, il regardait une goutte d’eau de pluie comme si elle était un diamant, il bousculait tant ses disciples que ses – rares – mentors… en les forçant à le suivre.

Hugues commenca sa vie professionnelle et son chemin africain en 1962, au Congo, comme enseignant à l’Université Lovanium, puis au Cameroun, à l’Institut Panafricain pour le Développement. Et dès alors, l’appel des champs et des rencontres villageoises lui fît transgresser quelques conventions et habitudes pour mettre en relation, et même en confrontation, la théorie scientifique occidentale et l’expérience des paysans et des paysannes. Ses analyses, peu orthodoxes par rapport à celles de la Coopération au développement officielle, et les expériences pratiques qu’il proposait, secouèrent les mentalités, tant des intellectuel.les que des villageois.es. Il s’en réjouissait, sans doute, se positionnant déjà en iconoclaste visionnaire.

Rien ne prédestinait cet ingénieur spécialisé en agronomie tropicale, fils de professeur d’université, rejeton de famille bourgeoise, à rompre ainsi les barrières, à se sentir plus à l’aise au sein d’une veillée villageoise que dans un colloque ou une réception. Ce qui l’animait, c’était le goût du réel, l’appétit pour une connaissance technique et scientifique et une pédagogie fondée sur l’observation concrète et la passion, parfois immodéré, de la discussion, voire de la confrontation. Observer, noter, retenir, écouter aussi, de préférence les moins bavards, les plus petits, les plus intimidés ou méprisés. Sans oublier les femmes, celles que l’on n’entend jamais et qui en savent tant. Celles qui lâchent des secrets en tressant leurs paniers et qui étalent des trésors sur leur natte.

Très tôt, Hugues Dupriez lâche les études académiques dont il a fait le tour, puis se détourne de la rédaction de savants rapports. Ses centres d’intérêt sont ailleurs : il veut animer des réunions paysannes afin d’en dégager le savoir ancien, longtemps dissimulé dans la gangue du mépris affiché par des experts gonflés d’une connaissance apprise dans les livres.

Longues sont les sessions qu’il organise, au Burkina Faso, au Cameroun, au Sénégal, au Kivu… Les journées commencent tôt et, à la tombée de la nuit, s’amorcent les conversations où, recru de vent et de soleil, chacun se lâche enfin, compare ses méthodes, parle de la vie, de tout, de rien et finalement de l’essentiel…

Pour Hugues Dupriez, le mouvement c’était la vie. Il fallait bouger, se déplacer d’un village à l’autre, comparer les champs, égrener la terre humide ou sèche, écouter le récit des longues querelles entre les éleveurs nomades et les paysans sédentaires, les histoires de bornage, de taxes, de bétail divaguant ; capter les soupirs des femmes entre deux plats de légumes et trois brochettes, les rêves des jeunes en butte avec les traditions, les autorités coutumières ou politiques…

Sa vie durant, hors des auditoires et des bureaux climatisés, Hugues s’en est allé chercher d’autres secrets, ceux de la terre et de l’eau. Et dans ses nombreux livres, patiemment rédigés au retour, il livrait et dessinait ses découvertes. Ces ouvrages là n’avaient pas de prétention littéraire mais ils étaient bien écrits, précis, minutieusement illustrés de croquis, de photos ramenées du terrain (voilà à quoi servaient les innombrables diapositives qui ralentissaient les promenades…), de citations émises dans un français imagé et métissé.

De ces observations, recherches et rencontres avec les paysans, techniciens et autres acteurs du monde rural sont donc nés une dizaine de livres-références pour les agronomes, les agriculteurs et les ONG de développement, et 12 Carnets écologiques de vulgarisation scientifique, prioritairement destinés aux paysans mais où chacun peut trouver du grain à moudre. Tous sont édités par la Maison d’édition «Terres et Vie» créée par Hugues à cette fin et cogérée au long cours avec son épouse Michelle Favart.

De sa volonté de mobiliser les connaissances, expériences et aspirations des hommes et des femmes d’Afrique, de les faire participer en « paysans-chercheurs » à l’analyse des enjeux et à la recherche de solutions concrètes pour assurer la sécurité alimentaire de tous, a émergé la pédagogie Diobass (du nom du terroir sénégalais où se déroula le premier atelier) et l’ONG du même nom, active dans plusieurs pays.

Livres, carnets, méthode originale, dynamiques de terrain, réseaux de partenaires, amitiés transfrontalières… forment une œuvre vivante qui mérite qu’on en prenne soin, qu’on en témoigne et qu’on la partage. Une œuvre qui atteste de combien la technique et la pédagogie s’inscrivent dans une vision politique et participent, consciemment ou non, d’un projet de société.

« Poussière aux pieds vaut mieux que poussière au derrière », disait-il !

Et il en ramenait de la poussière, de la terre rouge du Kivu, du sable du Sahel, des cailloux colorés, des petites pierres rondes et douces comme de modestes fétiches. C’étaient ses trésors, les pierres du Petit Poucet qui balisaient le chemin de sa vie.

Un chemin qu’il a tracé tout droit et qui s’est brusquement interrompu au sortir d’une exposition qui lui ressemblait, où des objets sans valeur apparente, des cuillers, des pièges à souris, des machettes ébréchées avaient soudain, par la magie d’un forgeron et d’un écrivain, été transformés en objets de beauté et d’émotion.

C’est avec ces images là, qui parlaient aussi de lui, de sa recherche de beauté dans les lieux et les objets les plus modestes, de sa vision «simple» et durable de l’économie, que Hugues Dupriez est parti à la rencontre des esprits animistes, des souffles du ciel et de la terre maternelle.

Il nous a laissé l’empreinte de ses ateliers et des réseaux tissés à travers le continent africain et au-delà, et puis ses écrits, ses livres, ses Carnets écologiques… aujourd’hui à la disposition de tous à partir du site d’Etopia.

Colette Braeckman & Patrick Dupriez

La collection des livres et carnets écologiques des éditions Terres et Vie est téléchargeable sur ce site.

Ces ouvrages sont gratuits et ne peuvent être vendus. 

La plupart des ouvrages peuvent encore être commandés en version papier pour le prix de xx€/ex. Ce prix correspondra aux frais d’envoi.
La commande ce fait via une simple demande par email à archidoc@etopia.be

Si vous souhaitez contribuer au traitement du fonds d’archives Hugues Dupriez ou à l’envoi de ses livres en Afrique par le Centre d’archives d’Etopia, vous pouvez faire un don au compte suivant.

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