Bernard Lecomte

Pour écrire ce texte, j’ai tiré parti d’un manuscrit de 170 feuillets que leur auteur avait rédigé avant octobre2016 et qu’il n’a pas achevé, peut-être parce que, écrivain prolifique, Hugues avait présumé de ses forces: pas moins que 52 personnages, chacun avec un nom inventé et compliqué, coexistaient dans «ce livre qui relate un cheminement» et commence ainsi: « Ma vie devait être, à mes yeux adolescents, un long fleuve tranquille, mais elle a été bousculée par mes choix successifs.» Effectivement, après une dizaine d’années comme salarié de trois institutions et dans divers métiers, Hugues fait fi de la sécurité et s’offre la liberté de tracer son propre chemin, de diffuser ses analyses et de créer sa maison d’éditions, trois exigences dont ces extraits vont tenter de rendre compte, étape par étape.

1962-1965  Dans l’ex-Congo belge

«Agronome fraîchement diplômé, satisfait de prendre l’avion Sabena pour la première fois, écrit-il, j’arrivais à Léopoldville (Kinshasa) un jour de septembre 1962. J’avais été coopté comme « assistant doctorant » pour la rentrée académique de l’université Lovanium. La « colline inspirée », comme on nommait l’université, était gardée d’une part, par des vigiles indigènes munis d’arcs et de flèches, d’autre part, par des policiers. Le campus était divisé en deux: professeurs blancs d’un côté, avec quelques évolués, étudiants noirs de l’autre et, entre les deux, un hinterland broussailleux. Les colonisateurs avaient inventé le ségrégationnisme comme mode d’organisation sociale et, aux carrefours des villes, trônaient des fléchages non équivoques : par ici les Blancs, par là-bas les Noirs. On distinguait « agriculture primitive » et « agriculture européenne », et les recherches des agronomes ne concernaient que les productions coloniales d’exportation.

Deux tâches me furent assignées d’emblée. La première était de m’intéresser  à une espèce apparemment très utile pour la reforestation des savanes. Son nom savant: Harungana madagascariensis. Selon mes maîtres, les recherches sur cette espèce végétale devaient m’amener, quelques années plus tard, à l’obtention d’un doctorat en agronomie. Si tout allait bien, évidemment. Mais aussi, me disait-on pour me motiver, cela contribuerait à révolutionner les pratiques de mise en culture par brûlis pratiquées par les indigènes, à sauver leurs terres peut-être, à leur permettre de quitter leurs méthodes primitives. Outre ce travail, je devais organiser des exercices appliqués de botanique tropicale. Pourquoi pas, après tout, puisque j’avais réussi mes épreuves de systématique végétale. Je ne sus jamais trop si j’avais réussi l’examen grâce à mes connaissances botaniques ou parce que j’étais le fils d’un collègue réputé. J’avais trois ans de plus que mes étudiants et j’étais perplexe sur mes compétences mais je me mis quand même au travail et, tout naturellement,  je tentais de les attirer dans les brousses aux alentours de l’université pour y rencontrer les espèces et enseigner les façons précises d’examiner à la loupe les plantes: feuilles, fleurs, fruits,  graines et racines.

Au vu des piles de livres et de documents établis par mes prédécesseurs, je ne doutais ni de l’utilité de leurs travaux ni de leur méthode scientifique. Il me fallait franchement progresser dans cette voie si je voulais assurer ma carrière universitaire. Je m’y jetais à bras le cœur. Mais qu’en était-il des applications de tout cela dans la vie des hommes et des femmes de ce pays? Je commençais à me poser des questions et, pour en savoir plus, je décidais de voyager dans le pays. « Tu es fou, me disaient les collègues, avec l’insécurité qui règne dans le pays ».

« Si tu veux apprendre quelque chose de profond sur le Congo traditionnel, m’avait-on dit, va chez les Bayakas. » Jusqu’à Bandundu, la route s’étendait sur 350 km. J’étais juché sur la cabine d’un Mercedes-Benz surchargé de marchandises, des sacs, des cantines métalliques, des caisses, des vélos, des passagers hommes et femmes et, au sommet, reliées entre elles par des lanières découpées dans de vieilles chambres à air, trônaient des dames-jeannes de vin de messe. Le toit de la cabine me faisait profiter d’un peu de vent sous le ciel torride, et des paysages, mais aussi du froid, durant la nuit. D’innombrables barrières posées par de petits chefs de toutes sortes nous forçaient à nous arrêter car chauffeur et boys-chauffeurs n’osaient pas les rabrouer, craignant de se priver d’une aide possible en cas de panne dans cette brousse intégrale. Le vin de messe était très convoité, des passagères l’étaient aussi. La tête du chauffeur, une fois de plus, plongea sous le capot: la courroie du générateur était morte. Une liane du bord de la route que l’on tressa serrée remplaça la courroie en caoutchouc. Une bûche taillée en biseau permit de bien la tendre. Comment en croire mes yeux et que dirait monsieur Mercedes? De temps en temps, l’on tapait sur le biseau et le courant revenait. C’est ainsi que l’on rejoignit notre destination de Kasongo Lunda. »

De 1965 à 1973  Membre de la Cinam

C’est en 1965 que nous nous sommes rencontrés, lui et moi, à l’occasion d’une formation à l’IRFED, centre de formation fondé par le Père Lebret à Paris. Une année plus tard, nos vies se sont liées car Hugues est devenu  membre de la Compagnie d’études industrielles et d’aménagement du territoire (Cinam), une coopérative de chargés d’étude de disciplines diverses, dont j’ai été le directeur de 1965 à 1974.

«J’avais découvert le « développement » à Paris grâce aux cours de l’Institut international de recherche et de formation, Education et Développement (IRFED) où j’ai étudié quelques mois. En 1966, fort de ce nouveau diplôme, je partis enseigner à l’lnstitut Panafricain pour le Développement (lPD) de Douala. Avec toute la bonne volonté de mon tempérament sagittaire, je m’étais escrimé à construire un cours et ses exercices pratiques, à parfaire la bibliographie, etc. Tout était pour le mieux, pensais-je. Je me présentais devant un parterre de 30 stagiaires africains, qui se formaient pour devenir « agents de développement » dont les yeux et les oreilles buvaient mes paroles comme paroles d’Evangile ou de Coran. Jamais je n’avais vu un auditoire comme celui-là. Quel angoissant plaisir d’abreuver des têtes qui ne me posaient jamais de question et ne manifestaient aucune réaction. Je me mis à douter de moi, ayant  l’impression d’être de la catégorie des prêtres et des imams dont les savoirs ne se discutent pas, s’imposant simplement aux écoutants, du fait de l’ordre établi. Comme, à Paris, l’on avait discuté d’enseignement participatif et des méthodes de Paolo Freire, je ne m’attendais pas à donner des réponses à des questions qui n’étaient pas posées ou que je devais poser moi-même en supputant ce qui se cachait derrière ces fronts attentifs ».

  

1966-1969  Au Cameroun

En 1967, la Cinam mettait alors en œuvre des programmes de développement rural, les Zones d’actions prioritaires intégrées (ZAPI) et nous cherchions nos premiers agronomes. Le voilà embauché pour un travail difficile de trois années, autour de Bertoua, dans le Sud-Est du Cameroun, auprès de Paul Schrumpf, de Pierre Debouvry et ensuite de Michel Ongolo.

«L’homme le plus important de la ZAPI implantée à N’guelemendouka est un Grec, grand acheteur de café et de cacao dans toute la région. Toutes les questions d’argent passent par lui pour les besoins des petits et des grands: le commerce, les petits crédits de consommation, les petits cadeaux qui font marcher les affaires des autorités étatiques et traditionnelles, les petites prévarications permettant à l’un ou l’autre de s’attribuer une terre, etc.

Quand démarre la campagne d’achat des fèves, la zone s’agite. Lui arrive en personne avec ses camions chargés de tôles, de vélos, de marchandises de traite, de bière, de pacotille, ainsi que des dames-jeannes et des balances. Les camions drainent les villages et ramassent les sacs remplis de fèves pour les amener au marché. Les pesées commencent dans un tohu-bohu de planteurs pressés de rentrer chez eux avant la tombée de la nuit. Mais s’ils rentrent tôt, cela ne fait pas ses affaires car plus le séjour dure, plus ses boutiquiers satellites font du chiffre d’affaires en pacotilles et boissons diverses, la bière et le vin, pour leur faire prendre leur mal en patience. Ce sont des balances « romaines » qui servent aux pesées et il est facile de les trafiquer : un petit coup de scie pour gagner un cran dans la position du manchon, quelques coups de lime sur le contrepoids, et voilà des kilos de fèves de gagnés lors du marché. Que pouvaient-ils voir d’une différence de poids, ces frustres et dociles illettrés, surtout si on s’est chargé gentiment de les « imbiber ».

Un autre principe efficace est la « traite », c’est-à-dire la pratique de lier l’achat des produits, ici les cabosses de cacao, et la vente de marchandises à celui qui vient de vendre ses cabosses, dans un circuit unique d’aller-retour de l’argent. Durant la journée, les vendeurs sont parqués au soleil à coté de leurs sacs, attendant que leur tour vienne pour la pesée. Excellente stratégie pour le commerçant de ne jamais mettre trop de balances en fonction car, le temps passant, des sardines, du pain, du sel et d’autres denrées et marchandises sont acquises par les vendeurs. Les dames-jeannes coulant à flot, c’est lorsque leurs esprits sont très embués qu’ils passent à la pesée, puis à la caisse. Mais que reste-il alors  du produit de leur vente? Peu d’argent ou rien du tout et parfois même une dette à écluser lors de la prochaine campagne. Le Grec était cependant bon prince et lorsqu’arrivait l’agent du fisc ou les frais scolaires, il attribuait amicalement un crédit supplémentaire. Pas de meilleure stratégie pour garder au chaud sa clientèle captive.

Idéalistes que nous étions, nous avions décidé de combattre cette traite-là et les fraudes qui sévissaient depuis les temps immémoriaux des premiers contacts avec les Blancs, Portugais d’abord, puis Grecs, Allemands et Français enfin. Nous allions établir la justice. On allait organiser le commerce coopératif des grains de café et de cacao, les payer à leur juste prix, régulariser les pesées, installer les balances correctement calibrées dans les villages eux-mêmes, remettre leur argent aux planteurs immédiatement et séparer les circuits de l’écoulement de leurs productions de ceux des approvisionnements pour leur consommation. Bref, implanter le commerce équitable, comme on dira des années plus tard. Des programmes sociaux accompagneront notre action profitable aux villageois de nos ZAPI.

Fi des « paroles sur le développement », comme celles que nous prononcions en tant que formateurs, nous voilà lancés dans des luttes sans merci dont nous n’avions pas encore bien perçu les tenants et aboutissants. Briser le commerce de traite, une relation économique et mentale profondément ancrée entre les parties en présence, les paysans et leurs exploiteurs, depuis plusieurs siècles. N’était-ce pas confondre demain et la veille?»

1969-1973 De Louvain à Abidjan

Après cette période camerounaise, vient le retour  en Belgique et une année de formation en économie rurale au sein de la faculté d’agronomie de l’Université Catholique de Louvain (UCL). Hugues espérait y obtenir un poste d’assistant mais, déçu tant par le contenu des cours que par l’ambiance entre les universitaires, il ne mena pas son projet à terme.

En 1970, nous nous retrouvons à une assemblée générale de la Cinam à Paris et il accepte notre proposition de partir en Côte d’Ivoire comme assistant technique au ministère du Plan où travaillent déjà d’autres membres de la coopérative. Hugues ne parle pas de cette période de 3 ans à Abidjan dans son texte.

1974-2020 L’autonomie

En 1971, quelques-uns des coopérateurs, dont Hugues et moi, étions, trois années après 1968, en état de doute, chacun constatant que les actions conduites, en particulier au Sénégal et au Cameroun – c’est-à-dire les planifications nationales et régionales, les ZAPI et autres – ne portaient pas les fruits espérés. Un homme d’études, quand il a terminé l’une d’entre elles, la messe est dite. Mais, par les ZAPI en particulier, nous étions devenus plutôt des hommes d’action qui, n’ayant pas atteint leurs objectifs, cherchent comment rebondir. Le semi-échec au Cameroun a été le terreau d’une réflexion qui nous a ouvert les yeux pour observer s’il n’existait pas des « organes locaux de développement » vivant sous nos pieds. Mais ces initiatives endogènes, il fallait aller les détecter, comme le ferait un voyeur. Or, cette activité-là était, à l’époque « invendable«  au système d’aide internationale. Les initiatives locales deviendront à la mode 20 années plus tard mais personne, au début des années 1970, ne voulait en entendre parler. Plusieurs anciens des ZAPI et quelques amis ont créé, en 1973, le Groupe d’Appui aux Organes Locaux de Développement (GAOLD). Ce dernier est resté informel et n’a pu prendre en charge aucun salarié mais plusieurs missions courtes, dont celles de Hugues, ont permis de tester l’idée et de confirmer nos engagements dans des voies de coopération moins directives.

1978  Un dossier sur la vie rurale en Chine

Avec Lucien Dorin, un ami membre des Amitiés franco-chinoises, nous avons organisé en novembre 1978 un voyage en Chine auquel une vingtaine de personnes ont participé, pour une moitié des paysans et des cadres d’Afrique de l’Ouest et, pour l’autre, des amies et amis, dont Hugues et Paul. Au retour, plusieurs rapports ont été rédigés, dont celui d’Hugues intitulé : « Révolution agraire en Chine « . Ce dossier est le premier texte qu’il rédige depuis sa sortie de l’université. Il sera suivi de beaucoup d’autres, car désormais il écrit beaucoup, compose et recompose sans cesse ses textes. Il écrit pour rendre compte des connaissances et des pratiques paysannes et faire profiter ses lecteurs de la richesse des échanges entre paysans.

1980  Un premier livre : « Paysans d’Afrique noire »

Son premier livre, humble quant à la forme mais imposant par ses 250 pages, est ambitieux à double titre: intitulé pas moins que « Paysans d’Afrique noire », il est la première publication de la maison d’édition TERRES et VIE qu’il crée avec Michelle. Pour le rédiger, il exploite les notes, les schémas et les photographies de ses consultations, il relie entre elles des quantités d’informations car pour lui : « Tout se tient ! « 

« Je m’attache, écrit-il, à faire la relation entre la multitude des éléments qui déterminent la vie rurale, donnant à chacun une importance comparable.» Et, pour présenter le système agricole ou de culture, il dessine un schéma comprenant une quarantaine de casiers reliés entre eux et couvrant l’écosystème, le système socio-économique et politique, le système éducatif et le système général des prix! Suivent 18 chapitres, présentant des descriptions de situations et des analyses, et une conclusion où le lecteur pourra partager ses colères et repérer trois des thèmes des «  combats «  à venir: stopper le déclin des agricultures de subsistance, combattre le mépris envers les paysans et mettre en évidence leurs savoirs, enfin épauler les activités puis les luttes des femmes rurales.

Son livre, tout-à-fait personnel, était le premier texte d’un membre de la Cinam qui soit destiné non aux quelques lecteurs de nos études et rapports quasi-confidentiels mais édité et mis en vente pour un large public. Autour de moi, ce fut une surprise, car Hugues n’était pas le plus connu ni le plus ancien des membres de la coopérative dont aucun n’avait encore eu cette audace! Pour ma part, son initiative a déclenché la mienne et « L’aide par projet, limites et alternatives«  parut en 1984.

Malheureusement, dans son manuscrit d’octobre 2016, rien n’est écrit sur son métier d’éditeur ni sur ses étonnants dossiers pédagogiques illustrés –les Carnets Ecologiques -, ni sur ses nombreuses collaborations, durables ou interrompues, avec divers co-auteurs et plusieurs institutions européennes et africaines, ni sur des bailleurs de fonds nécessaires pour publier puis diffuser. Confiants ont été les liens tissés avec le Centre Technique Agricole (CTA) de Wageningen, aux Pays-Bas. Bien intéressant aurait été un récit sur ses colères de prophète parfois incompris, ses alliances, ses désamours, sa farouche autonomie.

1985  Un brûlot « Bushi, l’asphyxie d’un peuple »

L’ONG Solidarité Paysanne menait ses activités au Kivu (Zaire) avec ses deux partenaires, les branches allemande et française de Frères des Hommes. « Elle me proposa, écrit-il, une étude intitulée  » Le quinquina affame le Kivu « . La firme allemande Boeringher lngelheim Pharmaceutica exploite l’usine Pharmakina de Bukavu. Elle traite les écorces de quinquina, qui servent à la fabrication de la quinine et du Schweppes. Dès mon arrivée sur le terrain, je choisis d’élargir le thème et proposais à l’équipe d’enquête celui-ci : « Pourquoi la population du Bushi est-elle si pauvre ? » Quatre personnes, dont une femme, s’engagèrent corps et âmes. Elles étaient toutes impliquées familialement et socialement dans la zone.

L’appauvrissement de la population était patent. Les statistiques démographiques et médicales mettaient en évidence la diminution de taille des hommes et des femmes, et la diminution du poids des bébés à la naissance. On mangeait de moins en moins au Bushi, sous le meilleur climat du monde. Pourtant, par le passé, les mises en culture étaient permanentes, tout au long de l’année, vu la très bonne répartition des pluies. Le quinquina, seul revenu monétaire, avait éliminé le reste des productions.

Au lieu de seulement transcrire dans un rapport écrit leurs observations, l’on décida de publier un livret sous le titre « Bushi, asphyxie d’un peuple ». Frères des hommes pourrait ainsi interpeller la société Boehringer, dans le contexte allemand, mais surtout, l’équipe était prête pour mener des luttes jamais connues sous ces cieux car la volonté d’agir avait fermenté en son sein. Je sortis une fois de plus de mon rôle, mis un peu d’argent dans la balance, ce qui permit le développement des premières actions d’une nouvelle association, ADI-Kivu (Action pour le Développement Intégré au Kivu), fondée en 1985 autour de la personne qui avait animé et tiré l’étude en avant, Hamuli Kabarhuza. Il fallait encore une fois trouver une méthode. On choisit de se fonder constamment sur les réalités concrètes de la vie des familles, pour définir les actions et les solidarités à construire.   

La « collinite », parfois aiguë, se manifestait de temps en temps, démangeaison typique des terroirs collinaires où les habitants d’une colline, solidaires entre eux, sont souvent en rivalité avec ceux des collines voisines. Pour y parer, l’on organisa de grandes réunions paysannes. Des délégués venus des différentes collines venaient travailler ensemble sur des sujets qui étaient les leurs et on terminait en se fixant des objectifs opérationnels.

Lors des premières grandes réunions, on constitua des brigades de recherche-action paysanne. Le terme « brigade » avait été choisi pour manifester la volonté de conquête de résultats. Une brigade de recherche-action est un groupe de soldats qui foncent en avant pour atteindre leur objectif. De nombreuses brigades se constituèrent sur les collines, se réunissant très régulièrement pour progresser dans leurs pratiques. »

Années 1980-1990   Sénégal, une vie rurale découpée en morceaux

L’un de ses projets de chapitre concerne l’une de ses colères contre la bêtise de ceux qui savent et décident sans regarder.

« Le terroir que nous visitons est celui du Diobass, cette vallée qui tourne autour de la ville de Thiès, au Sénégal, et où poussent de nombreux « kads », ces arbres bénis des dieux puisqu’ils offrent ombre et fourrages verts durant les saisons sèches, lorsque toutes les autres végétations sont au repos en attendant les nouveaux hivernages. Leurs gousses nourrissent les bœufs qui, eux-mêmes, par leurs excréments, nourrissent le sol au bénéfice de la céréale de base, le mil. La légende des Sérères dit que c’est sous un kad que fut pondu leur œuf originel. On y cultivait beaucoup de riz mais cette culture a disparu, les sols et les bas-fonds s’étant asséchés. De permanente qu’elle était, la rivière est devenue intermittente. Les arrosages sont devenus difficiles, et il est maintenant nécessaire de creuser des séanes, sortes de mares, pour garder un peu d’eau durant les saisons sèches. La population est depuis longtemps consciente de cette dégradation, mais rien d’autre n’a été fait pour améliorer la gestion des terroirs.

Aujourd’hui, l’on parle amplement de réchauffement climatique. Les gens du Diobass pourtant l’avaient déjà observé dans les années soixante, juste après l’accès du pays à l’indépendance. Les dégradations étaient visibles et s’amplifiaient, sans que les autorités ne s’en préoccupent réellement. L’important pour l’Etat était de gagner de l’argent, en forçant les cultivateurs si nécessaire. Il était visible pourtant que les mono-cultures préconisées de façon exclusive en étaient l’une des causes majeures. L’organisation administrative en place depuis Napoléon avait découpé la gestion des activités rurales en trois secteurs: l’agriculture, l’élevage et la forêt confiés à des ministères différents. La recherche était, elle aussi, divisée de la sorte. Viennent les colonies et le travail avec ces « peuples dits primitifs  » qui avaient l’incroyable habitude de tout mélanger dans leurs champs et qu’il fallait donc convertir aux concepts modernes de l’agriculture de rente, dont l’un des principes est la monoculture: une seule espèce sur une parcelle de terre que l’on détermine à chaque saison de culture. En Afrique de l’Ouest, cette espèce sera l’arachide ou le coton, productions dont l’apport financier est essentiel pour le budget de l’Etat. Que rien ne vienne déranger cet ordre des choses, surtout pas des arbres et des buissons, ces ennemis de la mécanisation! Des générations d’encadreurs et d’ingénieurs ont alors osé détruire des systèmes d’agriculture « bio avant l’heure » qui fournissaient des produits diversifiés et dont les performances propres auraient pu être profondément améliorées par la recherche. Puis, vint le temps des indépendances et des nouvelles administrations qui, hélas, inscriront leurs pas dans les traces existantes. »

Des innovations apparurent, à la fin des années 1970, en particulier de nouvelles organisations de paysans qui cherchent à ouvrir une deuxième saison de culture et – bousculant le présupposé : « on ne peut pas cultiver durant la saison sèche«  – gardent l’eau des pluies grâce à des diguettes de cailloux et utilisent des arrosoirs pour leurs nouveaux jardins. D’autres paysans prennent conscience des limites des monocultures, renouent avec les méthodes et les plats des grands-parents, voient l’intérêt de faire des rotations, d’accepter les arbres et que l’élevage retrouve sa place dans cet ensemble, ne serait-ce que pour fournir le compost de leurs parcelles aux paysannes de plus en plus nombreuses à pratiquer le maraîchage.

Et Hugues de conclure à sa manière: « On recombine alors les mots de plusieurs façons: agro-foresterie, agri-sylviculture, agro-élevage, agro-pisciculture. Je préfère l’expression : agriculture multi-étagée ».

Beaucoup de rencontres mais se comprend-t-on entre participants ?

« « Est-ce que tout le monde comprend le français? » demande la modératrice en ouvrant la réunion. Comme ne vient aucune réaction, ni des paysans, ni des agents, l’affaire est conclue. Tout va se passer dans cette langue.

Le sujet du séminaire est décomposé en ordre du jour bien détaillé sur des posters en papier. Des rectangles et des cercles sont tracés et fléchés, avec quelques mots pour expliquer ce que représentent ces formes :  » Ici, ce cercle représente le terroir. Là, vous voyez que les champs sont représentés par des rectangles, et qu’on a délimité les zones d’élevage par des pointillés. Vous voyez d’ailleurs les bœufs qui sont dessinés dans cette partie. « 

L’objet du séminaire est d’étudier ce qui lie ces différentes parties et ce qu’on peut faire pour améliorer la gestion de la zone au bénéfice de tous. Des commissions sont mises en place et chacun s’en va, avec sa chaise, s’asseoir à l’ombre des arbres pour discuter de l’un des thèmes, durant 45 minutes. Puis vient le temps des présentations en séance plénière de 10 minutes chacune, suivies de 15 minutes de questions. « N’oubliez surtout pas de dire ce que vous comptez faire, au titre du suivi de notre séminaire. »

Un rapporteur général synthétise les sous-rapports des commissions et le discours de clôture va être prononcé par un notable. Mais un doigt se lève du côté des paysans. Dans un français approximatif, il demande de pouvoir s’exprimer en ouolof. L’assemblée  applaudit.

-« Je voudrais poser une question.

– Vas-y. N’aie pas peur.

– Je suis d’accord avec tout ce que les commissions ont fait comme rapports, dit-il, avant de s’interrompre à nouveau.

– Mais continue.

– Ma question, excusez, est de savoir ce que veulent dire les dessins au tableau, avec ces ronds et ces carrés. Et puis aussi, que veulent dire les lignes dessinées entre ces formes ?  » 

Nous, les « cadres », avions supposé que nos interlocuteurs paysans connaissaient et notre langue parlée et notre langue graphique. Ces langues dominantes se sont  imposées sans que les paysans s’y opposent. La communication a été… faible.

La réunion est finie, mais il lui manque son objectif essentiel. Imaginons que les organisateurs aient soumis les participants à la question finale suivante : »Pouvez-vous représenter d’une façon concrète et imagée, et même avec vos mains, ce que vous avez appris durant l’atelier ? Qu’est-ce que les travaux ont produits en vous ? » Trente personnes sont réunies, face aux murs garnis d’affiches. « Place aux yeux, rabaissez les oreilles », dit un proverbe wolof. Place aux yeux! Mais qu’y a-t-il devant les yeux qui ait à voir avec les pratiques villageoises, avec ce dont ils parlent avec chaleur : leurs familles, leurs troupeaux et leurs cultures. Rien n’a été partagé de bien concret. Le proverbe dit « voir une fois, vaut mieux que parler cent fois ». Voir une fois ! Tout ce qu’ils ont vu, ce sont les murs de la salle.»

Une deuxième création : DIOBASS

En septembre 1987, dans la vallée du Diobass, se tint une réunion différente des rencontres habituelles, réunion dont mon ami Demba Keita, leader paysan venu de la Casamance m’a dit plus tard avec admiration ceci: « J’ai participé à un atelier conduit par Hugues Dupriez. Je l’ai tout de suite beaucoup apprécié parce que, d’abord, on va une semaine sur le terrain. Je commence à critiquer un peu les sessions, les séminaires qu’on organise dans les salles de réunion où on est là pendant 5 à 10 jours avec seulement des bâtiments en face de nous. Mais avec la démarche Diobass, on va sur le terrain, on voit le concret, on palpe des choses, on a des préoccupations auxquelles on va réfléchir. Nos interlocuteurs sont des gens qui réalisent eux-mêmes ces activités que nous visitons. Ce ne sont pas des présidents d’associations mais des pratiquants qui ne parlent pas français, qui parlent leur langue. Ainsi les gens commencent à réfléchir au sein de leur famille, de leurs groupements et même au sein des villages, en s’appuyant toujours sur leurs réalités. Avec la méthode Diobass, on essaie de régler en même temps plusieurs préoccupations, celles des paysans, celles des agents et celles des chercheurs.» (Interview de Demba Keita, mars 1996).

Hugues décrit ainsi cette rencontre fondatrice : « 80 paysans, paysannes et cadres techniques avaient été invités à réfléchir sur l’avenir de leurs terroirs. On découvrait cette notion de « terroir » qui a fait son chemin depuis. Un terroir est un ensemble géographique, écologique, sociologique, économique, constituant le milieu de vie d’un certain nombre d’habitants et vivant comme un système dans lequel tous les éléments d’équilibre et de déséquilibre ont leur importance.

Sept jours durant, organisés en commissions mobiles, des délégués provenant des villages de la zone parcoururent en long et en travers les terroirs de la zone. La mobilité des participants était une exigence, selon le principe que « poussière au pied vaut mieux que poussière au derrière » et que voir, tous deux en même temps, des paysages et des façons-de-faire peut modifier les rapports entre cadres et paysans. Les premiers ont le plus souvent appris dans les salles, les seconds dans l’espace de leurs champs. En instaurant la mobilité guidée par les gens du cru, au fur et à mesure du déroulement de l’atelier, on organise aussi une sorte d’intelligence collective. Celle-ci, fruit des observations et des échanges en situations concrètement vécues, portera plus loin que la somme simple des intelligences individuelles et des explications conceptuelles.

La restitution prit une tournure inusitée. Cadres et paysans se mirent à construire ensemble des maquettes de leurs propres mains, ce qui les obligeait  à se mettre d’accord entre eux quant à l’utilité de connaissances partagées. L’imagerie habituelle des cadres, souvent transmise durant des séances en salle, avec des tableaux et des graphiques, était enfin mise en confrontation avec les réalités. Une chose est de représenter sur une feuille de papier kraft l’eau qui ruisselle, une autre est de « courir sous la pluie pour comprendre l’érosion ». Ceci était aussi un principe de la méthode initiée.

L’on décida de poursuivre l’effort dans d’autres zones du Sénégal, puis dans d’autres pays, et « Diobass  » fut choisi comme nom de baptême pour l’approche pédagogique pratiquée dans un terroir.

Dans le manuscrit de 2016, rien d’autre que les extraits reproduits ci-avant n’est écrit et, hélas, nous ne trouvons aucun récit sur l’aventure de l’association «  Diobass, écologie et société  » fondée en 1996 avec des innovateurs de plusieurs pays africains, dont en particulier Madame Mariam Sow, l’infatigable animatrice de l’association sénégalaise  « Environnement Développement Action pour la Protection naturelle des Terroirs  » (ENDA PRONAT).

Son si cher Congo

Pour clore ce texte, j’ai choisi une page qu’il a intitulé « Retour à Bandundu », relatant son dernier voyage au Congo en automne 2018.

« Quelques bourgades s’échelonnent de lieues en lieues au tournant de petites forêts ou de plantations de palmiers délaissées. Je me demande de quoi vivent les gens logés dans des huttes construites en paille pour les murs et en palmes pour le toit. Des panneaux délavés indiquent parfois la présence de fermes situées à quelque distance de la route, propriétés des colons venus d’autres régions du territoire, souvent de la capitale, ou de gens du Zimbabwe, des Sud-Africains, des Russes ou des Pakistanais.

Petit à petit, à l’approche de la ville de Bandundu, les villages se présentent mieux avec des maisons plus grandes et construites en torchis ou en briques artisanales plutôt qu’en paille. Il y a plus de monde, et ce dimanche, du linge de toutes les couleurs sèche au soleil.

A un détour de la route, dans sa majesté, apparaît le neuve Kasaï qu’il va nous falloir traverser. Depuis les années 50, au temps de la colonie, l’embarcadère est resté pareil à lui-même. Solides étaient les infrastructures belges. Entourés de femmes chargées de marchandises, et d’hommes poussant des vélos surchargés, nous faisons monter le véhicule sur un bac qui, après avoir remonté un peu la force du courant, se laisse aller vers l’autre rive, et où nous débarquons.

Au premier abord, la ville ne semble pas avoir changé depuis le temps des Blancs et de la Compagnie du Kasaï. Les maisons coloniales et les magasins s’étirent, délabrés, le long de la berge. Quelques baleinières et de nombreuses pirogues sont amarrées tandis que d’autres s’approchent lentement, remplies des marchandises qu’offrent les brousses et les rivières de la région. Près de la berge, plusieurs carcasses des bateaux-pousseurs d’antan sont échouées, attendant que la rouille finisse son œuvre ou que quelques ferrailleurs y découpent du vieux fer à forger dans leurs petites installations précaires. C’est bien dans l’un de ces bateaux que j’avais remonté le fleuve voici près de 50 ans. Les ancêtres-bateaux se sont endormis le long des berges et reposent en paix au bord de l’eau.

Sous nos yeux, ceux de Zéphyrin et les miens, sur une baleinière en partance pour le haut Kasaï, tout un monde s’entasse comme il peut entre les sacs et les voisins, en priant pour qu’on arrive à bon port. Le pasteur de l’Eglise de la Réconciliation s’active pour proclamer plus haut que celui de l’Eglise du Christ Pacificateur au Congo que Dieu est grand et qu’il nous recevra tous dans ses bras au jour de notre mort et du jugement dernier. Ces promesses sont assorties de conditions : respecter la parole divine au cours de notre vie terrestre, nous acquitter de nos devoirs envers ses serviteurs directs et accepter la petite brochure qu’ils veulent nous offrir contre quelques francs.

En ville, aux abords de l’église, la canne entre les jambes, est assis un vieillard presque aveugle qui a connu le temps de Lumumba et connaît par cœur ses discours. Percevant que des Blancs s’approchent, il les interpelle puis se met à déclamer le discours que Lumumba avait prononcé devant le roi des Belges quand fut proclamée l’indépendance :

«  Congolais et Congolaises, combattants de l’indépendance aujourd’hui victorieux. Je vous salue au nom du gouvernement congolais…vous tous, mes amis, qui avez lutté sans relâche à nos côtés. Nous avons connu les ironies, les insultes, les coups que nous devions subir matin, midi et soir, parce que nous étions des nègres… Nous avons connu que la loi n’était jamais la même, selon qu’il s’agissait d’un Blanc ou d’un Noir.

Qui oubliera, enfin, les fusillades où périrent tant de nos frères, ou les cachots où furent brutalement jetés ceux qui ne voulaient pas se soumettre à un régime d’injustice, d’oppression et d’exploitation ?… « 

Adieu Hugues

Colette Braeckman, dans sa présentation du livre « Ecole aux champs, pour une démarche de communication » (Le Monde diplomatique, octobre 1999) écrit ceci : « Pour analyser les réalités africaines d’aujourd’hui, il faut la patience d’un  agronome mais aussi l’humilité d’un homme d’expérience qui a mis le temps de mesurer les savoirs paysans, cette sagesse qui a permis à des générations d’agriculteurs africains de tirer parti de leurs terroirs sans recourir à des techniques importées. »

Persévérance et obstination, ces deux vertus étaient -chez Hugues- compatibles avec deux autres : engagement et sincérité. Parfois cet assemblage produisait des étincelles (ses colères) et, hélas, des incendies (ses ruptures) mais pour ma part, son aîné, je n’en ai jamais ressenti d’autres effets qu’un appel constant à douter de mes vérités, à regarder et à écouter les paysans et les paysannes, à conduire ma vie pour devenir leur ami.

Bonneville, le 15 mai 2021